Billets d'Humeur
Les brèves (pas tant que ça !) de la mouette rieuse
Des doux leurres d’où leurs douleurs
Les conditions dans lesquelles nous évoluons aujourd’hui changent en moins de temps qu’il ne nous faut pour nous de créer des repères ou des habitudes voire des routines. C’est aussi inconfortable que de marcher sur un sol visqueux juste assez ferme pour nous porter mais en marchant vite, parce qu’à chaque pas qui traîne un peu, il se dérobe et nous rappelle qu’il n’y a plus assez de temps pour apprécier ! C’est d’autant plus frustrant que tout ou presque ce que nous avions appris et validé par un diplôme ou un métier est devenu brutalement bien insuffisant devant les circonstances qui ont changé et qui changent dans le même processus mais pas nécessairement sur la même trajectoire. Visqueux
S‘en suit une sorte d’urgence commanditée par le seul souci de consommation qui rend tout objet rapidement obsolète en le rendant inutile ou dépassé par une innovation jusqu’à nous réserver le même sort en passant de cible à consommateur, puis de pigeon en appétit à pigeon gavé jusqu’à ne plus intéresser personne ou de devoir accepter de reprendre le cycle infernal pour déjouer le processus : image de vedette ou d’influenceur portés aux nues pour faire vendre et jetés aussi rapidement qu’une émission de télévision en panne d’audimat dès l’inévitable signe de désintérêt par le jeu même de la règle du jetable. Pas le temps d’apprendre correctement, le logiciel est déjà à sa version 2.0 quand vous venez juste de découvrir l’astuce de son paramétrage de la 1.1 ! Stimulé par la date limite d’expiration programmée, on est obligé de courir, aussi vite qu’on peut et souvent ce n’est pas suffisant, avec le risque de trébucher ou celui de faire un écart contrariant les autres qui pestent, et tout ceci, simplement pour se maintenir où nous sommes. C’est un leurre que de vouloir espérer progresser ! D’autant qu’il n’y a pas si longtemps et il reste des témoins pour nous le rapporter, le sol était ferme, on avait le temps d’apprendre correctement, ce que l’on apprenait nous servait à espérer mieux, et mieux avait une consistance à peu près stable pour vingt ans : métro, boulot, dodo ! On vivait sans vertige nos projections dans demain, on vivait. Avec un sol visqueux, pas la peine de vouloir rester immobile, on doit continuer chaque jour à se défaire des doux leurres pour rester dans le jeu des possibles. Doulheureux !
Comment voulez-vous alors, rester indemne ? Comment ne pas se révolter l’œil rivé dans le rétroviseur en regardant le spectacle de la viscosité dans son pare-brise ?
Et il y eu un soir et son matin et d’autres… sont venus
Avec la cueillette et la chasse, on a appris à vivre ensemble, poussé par la nécessité : se nourrir pour survivre. On a mis à profit des milliers d’années durant l’art de la survie contre l’ennemi et les prédateurs et assouvir sans doute un peu aussi ces délicates pulsions de l’avidité et du pouvoir : lisons, plaisir et douleur ou satisfaction et déception, de quoi paramétrer profondément un cerveau apprenant. Il a le temps d’apprendre correctement, d’essayer et de se tromper, et, avec la reproduction, il est toujours quelqu’un pour fournir une clé par hasard ou par génie, peu importe, mais pour progresser. Je ne vais bien entendu par refaire l’histoire ici, mais le scénario s’impose parce qu’après l’agriculture ou en même temps, s’installe une clé fondamentale : la croyance. Faute de savoir de quoi il s’agit, on baptisa l’énergie qui fait que le blé pousse, la « manna », dieu en sanscrit m’a-t-on dit, sur lequel et avec lequel on s’est fait son cinéma, celui du sacrifice de cette Manna pour nourrir la tribu jusqu’à un chemin de croix pour monter en paradis là-haut, après ici. Et on y a cru, dur comme fer, dans toutes les religions, puisqu’une seule ne suffisait pas à assouvir avidité et pouvoirs.
Ce qui fait que, au moins depuis les deux millénaires que l’on est convenus de compter, on ne s’est pas posé de questions, et on a vécu avec des certitudes certainement pas étayées mais qui ont servi de garde-fou pour nous faire avancer sur le chemin, naïvement et petitement par notre inculture, mais sur un sol que l’on nous a vendu longtemps comme ferme, et en qui on devait avoir confiance puisque dans sa grande mansuétude, il pardonnait nos écarts pris comme des offenses dès lors que l’on s’excusait ! Et sur le tard, des dissidents, bien vite happés par ces certitudes parce que très opportunes pour l’avidité et le pouvoir, se sont donnés une croyance alternative ou complémentaire avec une valeur nommée argent remplaçant dieu pour les plus fanatiques – ah, l’avidité et le pouvoir- ou valant valeur d’échange parce qu’on lui attribue la même confiance/croyance, pour les plus pragmatiques.
Et il y eu un demain et son lendemain et d’autres… sont restés
Et d’un coup vinrent Darwin et le Big Bang qui faisaient tout voler en éclat, il y un siècle ou deux, si bien que les certitudes étaient moins certaines mais comme il y avait une explication rationnelle pour répondre aux questions existentialistes, on a pu se concentrer sur la nouvelle croyance argent qui s’appuyait opportunément sur le progrès technologique libéré, lui, du carcan de la béatitude divine pour produire: ce ne sont pas les prières qui ont éradiqué le choléra ni la peste ou la rage…ni permis de préserver les aliments au réfrigérateur. On est allé faire un tour au ciel et on n’y a rencontré personne, mais on s’est rendu compte qu’il était encore plus grand que ce que l’on voyait de lui. Mais personne d’assis sur le bord du monde qui pleure ce que nous en avons fait. Désolé, Monsieur Cabrel ! On a fabriqué des voitures et permis avec la croyance pragmatique à tout un chacun de rêver vivre mieux et avoir autant que possible le sentiment de pouvoir agir sur ce qu’il advient de lui. Du sol vendu comme ferme pour des promesses de paradis, on est monté sans s’en apercevoir sur un radeau tellement grand qu’il en était un sol ferme à lui tout seul, dévalant un fleuve tellement grand que l’on n’en voyait pas les bords, et tellement rassurant avec son courant de l’offre ne sachant satisfaire la demande, qui ne demandait qu’à nous conduire en nous faisant guider de la pagaie de temps en temps quand les rochers étaient trop près ou les sables trop hauts. D’ailleurs personne ne se souciait vraiment où nous allions, à quoi bon se faire des nœuds dans le cerveau ? Nourris, protégés, vivants ! Confiants dans le courant, quoi.
Sur notre radeau, on avait le temps d’apprendre correctement, ce que l’on apprenait nous servait à espérer mieux, et mieux avait une consistance à peu près stable pour vingt ans : métro, boulot, dodo ! Sûrs de demain sur le sol ferme. Si bien que d’aucun s’est dit et pourquoi pas moi, puisque demain est la conséquence mécanique de la satisfaction de la demande, ce courant qui nous paraissait illimité, insatiable et, avec de vieux relents de paradis, éternel. Alors à chacun son morceau du radeau que l’on démantelait ou son bout de privilège puisqu’il advenait, finalement, que tout était dû.
Et il eut un plus tard et son après et d’autres… y sont allés
Et, un peu brutalement, il faut le dire, le fleuve s’élargit encore, les rochers se font rares et les sables profonds. Le courant qui s’était accéléré les trente ou quarante dernières années s’est arrêté ou presque, rassasié : les pigeons étaient gavés, tout le monde ou presque avait de tout : l’offre était pléthore et la demande devenue rare, sans personne pour fournir la clé pour l’instant, mais sûrs d’avoir ponctionné des ressources pas renouvelables de sitôt. Alors demain s’en est trouvé bien perturbé puisqu’il n’était plus d’un coup le résultat mécanique d’un courant porteur, mais celui plus aléatoire de l’énergie que l’on était soi-même capable de donner à son bateau sur cette étendue molle au milieu de nulle part ! Encore en faut-il le courage ou l’humilité. Et en parlant de bateau, bien plus petit que la terre ferme du radeau, bien plus frêle pour un équilibre plus précaire sans le mouvement, avec des pagaies bien désuètes finalement, c’est pour aller où, sans courant porteur ? Le plus gros du ventre mou à qui tout était dû sur le radeau s’affole et se recroqueville en s’accrochant au pinceau comme un peintre à qui on a enlevé l’échelle pour essayer de « changer le sens des vents au lieu d’apprendre à guider les voiles », dopés à la potion magique du donnez-nous notre pain quotidien, finalement mûrie et intégrée comme une routine jusqu’à la considérer justement comme ce dû. Et lui de se battre pour préserver ce qu’il espère encore recevoir du rétroviseur. Condamné, donc ! Vite, il nous faut un cap, mais aussi une voile et un gouvernail et un compas en espérant qu’il fasse un peu de vent sur cette mer d’huile intransigeante presque visqueuse des champs des possibles, sinon il faut ramer, beaucoup, beaucoup moins confortable que de se laisser porter par le courant ! Mais qui a appris et pour aller où ? On a eu la survie comme voile, puis dieu comme gouvernail et enfin la demande comme énergie : portés par les courants. Mais finalement, jamais vraiment besoin, de cap, voire d’effort pour y aller. Déboussolant !
Incrédules, encore, parce que sonnés par le réveil des frustrations, on se demande ce qui nous est arrivé. Déçus par tant de croyances fourvoyées par de si doux leurres, malgré tout, il y a de quoi nous laisser submergés par la douleur d’y perdre le restant d’âme ou de devoir se vendre aux enchères du Marché. Alors avec la peur sans solution, naît la colère : c’est pourquoi on est dans la rue.
Et voilà qu’un sournois virus nous contraint à remettre en cause même le Marché, c’est dire la douleur et celle à venir !
Mais, the show must go on ?
le disciple
– de quoi le futur est-il réellement fait, Maître ?
– de tout ce que chacun voudra qu’il soit pour lui et de la force qu’il mettra à le produire, Disciple !
– mais alors comment coordonner les efforts pour ne pas desservir les projets respectifs, Maître ?
– C’est tout l’enjeu de ce en quoi de commun tout le monde doit croire, là où chacun croit devoir croire à ce qu’il veut pour lui, Disciple !
Gérard Leidinger