Billets d'Humeur
Les brèves (pas tant que ça !) de la mouette rieuse
Est-ce que je peux avoir une augmentation ?
- Maman, maman, j’ai trouvé du travail ! s’égosille le fils qui vient de trouver un emploi après des mois de recherches, de refus et de déceptions. Vous pensez sa joie !
- Tu … Pour combien de temps ?
- C’est un contrat indéterminé d’intérimaire à durée déterminée, je crois.
- Et… Et tu gagnes combien ?
- Oh zut, j’ai oublié de demander. C’est du boulot que je cherchais, mman, pas gagner beaucoup d’argent !
Et le jour J arrive, celui du premier jour de son premier job. Tu imagines l’émotion de la première fois, tout émoustillé par le premier pas dans une nouvelle vie !
– Ah vous êtes-là, vous êtes en avance, attendez-moi, là, j’arrive…
Au lieu de permettre de souffler, l’attente augmente l’appréhension, l’inquiétude naissante distille son venin, pour s’entendre dire au bout de près d’une heure :
– Bon, on va faire vite, je n’ai pas trop de temps, je vous explique rapidement le travail.
Tout ce dont il est besoin pour rassurer la première fois : équilibrer l’importance et l’enthousiasme et l’envie de bien faire, détruits en deux secondes chrono puisque là, l’importance c’est le temps ! L’explication se fait au pas cadencé, ponctuée de mises en garde sur les points de vigilance, abstraits bien sûr mais « importants » et au bout de ce qui été perçu par notre nouvel embauché comme une piqûre d’un vaccin tant le temps lui a paru court, il s’entend répondre à la question assassine :
– Oui, monsieur, pas de problème, j’ai compris, vous pouvez compter sur moi ! en pensant surtout très fort de ne pas avouer n’avoir rien capté de peur d’être pris pour un nigaud et donc de tout remettre en question. C’est vrai quoi, quand on est motivé on comprend, tout et tout de suite ! Allez, ça va le faire !
Largué sans autre forme de procès, voilà notre refroidi jeune homme, complètement tétanisé, à essayer de reprendre le fil des séquences qu’il vient d’entendre depuis le début, histoire de bien voir tout ce qui lui a échappé et qu’il va falloir improviser ou pour lequel trouver de l’aide serait une chance salvatrice. Pas la peine de s’inquiéter pour l’émotion elle a fondu comme la neige au soleil et s’est très vite trouvé une remplaçante de luxe : la peur. Alimentée par celle de mal faire, celle de décevoir, celle d’être déçu du plaisir de travailler qu’il s’était promis, peur de devoir dire à sa mère qu’il faut tout reprendre à zéro, un peu peur de lui, aussi. Alors de cette première si prometteuse, il en tire une si calamiteuse qu’il rentre chez lui à la fin de la journée puisque ni monsieur ni personne n’a, semble-t-il, eu le temps de lui faire un petit signe. Il a donc suivi le mouvement.
– Alors ça a été ?
– Oui, maman, très bien ! Surtout ne pas l’inquiéter…
Il revient le lendemain et les jours suivants, se familiarise avec ce qui lui avait échappé, et trouvé quelques secours compatissants et un bref :
– Tout va bien ? du monsieur, toujours aussi pressé, qui passait par là. A croire que la peur pouvait peut-être battre en retraite et que le job allait finalement quand même lui prêter main forte.
Monsieur lui confirme sa période d’essai et transforme son contrat en CDI. Notre jeune homme se dit enfin, « je suis grand, maintenant, j’ai un job ». Si bien qu’au bout de 6 mois il rentre un soir chez lui tout guilleret :
– Maman, maman, j’ai eu une augmentation !
Alors il s’enhardit un peu, maintenant qu’il est grand, et demande à sa mère s’il peut recevoir un peu d’argent de la paye qu’il lui remet religieusement tous les mois :
– Je voudrais aller en discothèque, lui dit-il.
Première fois aussi, même émotion mais moins forte pour en avoir cherché depuis bien moins longtemps que le job, il s’avance près du comptoir et s’offre un verre de courage histoire de faire courir les yeux d’un regard interrogateur autour de la piste dans l’espoir d’en croiser un dévastateur et disponible. Le jour de chance n’a pas déclenché la timbale au premier, mais un des samedis soir d’après, bingo : Elle ! A l’autre bout de la piste, bien sûr, le croisement de regard espéré. Un petit verre de courage histoire de conforter sa contenance et il part en conquête, non pas en traversant la piste, mais en faisant le tour, gêné par les chassés croisés : pardon, excusez-moi… Si bien qu’il arrive près d’Elle, mais elle n’y est plus, sollicitée par un autre conquérant ! Il s’en retourne, penaud, à son poste de guet et passe sa soirée rivé sur Elle, à pester, rêver, tenter, jusqu’à ce que le courage, noyé par une petit verre de trop, le pousse enfin à oser traverser la piste… Mais, illumination divine à mi-chemin, le cerveau lui souffle une parade lui évitant une humiliation fatale : et si elle te dit non, tu fais quoi ? Le regard de toutes les autres en dira long sur leurs intentions pour te faire savoir qu’elle sont vexées et de celui plus jouissif des autres conquérants, eux, très heureux du râteau que tu viens de te prendre qui élimine un rival ! Et en plus, si elle t’avait dit oui, tu aurais fait où n’gologolo samedi soir sur la terre ?
– Maman, maintenant que je gagne un peu d’argent, est-ce que je peux m‘acheter une voiture ? demande-t-il à sa mère le lendemain matin.
Il s’achète donc une golf205GTI rouge et arrive le samedi soir armé jusqu’aux dents et gonflé à bloc. Mais, Elle n’est pas là, puis quelques samedis de suite non plus. Lui toujours aussi rivé, allez savoir pourquoi, ne démord pas d’Elle. Pris. Et le soir S arrive, re bingo. Il traverse la piste, il déroule les mots si longuement pensés, pesés, cultivés, ciselés et Elle tombe en pâmoison : oh rouge, la voiture, comme j’aime, lui lance-t-elle. Il font n’gologolo samedi soir sur la terre dans la voiture avec les talons aiguille dans la boite à gants. C’est sportif, mais dieu que c’est bon. Et les samedis soir s’écoulent merveilleusement bien et les sur la terre encore mieux et le travail, lui, maintient sa part de sérénité.
– Maman, avec Elle, on voudrait un petit chez nous. C’est vrai qu’un grand chez toi c’est bien mais, ce n’est pas chez nous. Avec son travail, le mien, on devrait pouvoir y arriver.
Nos tourtereaux s’installent raisonnablement, amoureusement, mais, avec le petit chez soi, on fait n’gologolo presque tous les soirs sur la terre et arrive ce qui doit arriver. Nooon ! Des jumeaux ?
D’un seul coup, le petit chez soi n’est plus assez grand et la golf205GTI n’est plus adaptée non plus. On ne met rien dans le coffre et nous….
Et tout d’un coup le travail et le sien ne suffisent plus à la sérénité, oh pas que l’on ait des goûts de luxe mais se rééquiper avec les jumeaux, c’est galère.
– Tu devrais demander une augmentation à Monsieur, dit-Elle
– Est-ce que je pourrais vous voir, essaye-t-il, auprès de Monsieur toujours aussi pressé.
– Alors il t’a dit quoi, demande-t-Elle tous les soirs.
D’ailleurs, ce soir il ne rentre pas tout de suite et passe par la case courage, parce qu’il n’a toujours pas pu lui parler. Ce n’est pas qu’il ne veut pas, mais Monsieur semble toujours aussi inabordable et lui se sent un peu coupable, alors ça ne le fait pas.
– Tu m’avais promis, lui lance-elle, déchirée.
– Monsieur, le coince-t-il, acculé, je voudrais une augmentation,
– Mais pourquoi devrais-je t’en donner une, tu fais toujours le même travail ?
– Oui, Monsieur, mais les jumeaux ça bouffe, alors je ne m’en sors plus !
– Mais pourquoi parce tes besoins augmentent, ton travail devrait-il me coûter plus cher ?
Ce soir, il est passé par la case courage un peu plus longtemps… Il n’a pas su quoi lui répondre…
Gérard Leidinger
Auteur du livre la Déconomocratie