Billets d'Humeur

Les brèves (pas tant que ça !) de la mouette rieuse

Coupable

Sous le voile de honte que jettent les regards enhardis par la foule sur le bras déjà levé du bourreau improvisé, sous le poids des invectives révoltées qui flirtent avec la colère affichée en forçant le trait du sentiment injuste d’injustice, sous la pression bien orchestrée de l’opinion manipulée pour maintenir un climat d’hostilité tendue devant préserver la rage indissociable de la lutte aux privilèges, il est difficile de ne pas être déstabilisé par tant de mépris et tant d’arrogance à la fois, tant de niaiseries et tant de méconnaissances mêlées, tant d’illusoires frustrations et tant de fausses illusions dans les réquisitoires déclamés sur les pavés.

Et si c’est être coupable et valoir tout ce discrédit que d’être entrepreneur, je l’avoue, je suis coupable. De croire dans un projet et de se donner les moyens de le mener, de convaincre son banquier de sursoir un temps aux caprices des courants pour faire le lien entre l’humeur des Clients et les butées brutales des échéances, de donner envie à ses collaborateurs de s’investir le juste nécessaire pour préserver la confiance dont le Marché a besoin, pour oser croire en être capable et vouloir en tirer plus de satisfactions qu’en restant dans les rangs, c’est vrai, je suis le seul responsable.

Si c’est être coupable que d’être manageur, je l’avoue, je suis coupable. Coupable de fixer un cap et de le traduire en objectifs pour permettre à tout un chacun de savoir pourquoi on le fait et pouvoir organiser avec lui le chemin dont il est besoin pour définir comment y arriver. De trouver tous les mots qui sonnent et tous les arguments qui claquent, pour fédérer une équipe autour d’une ambition qui motive. De fixer les exigences et la rigueur dont il est besoin pour apprendre de nos approximations collectives et corriger sans crainte ni injustice les comportements ou les attitudes dissonants pour progresser encore. C’est vrai, j’en suis le seul condamnable.

Si c’est être coupable que d’être dirigeant, je l’avoue, je suis coupable. De dire ce qui va et ne va pas, de décider et de déléguer l’autorité de décision nécessaire pour permettre à chacun d’engager sa responsabilité dans ce qu’il aura décidé en mesurant les conséquences sur la contribution de l’autre pour la performance du collectif et pas de la sienne. Si diriger c’est ajuster le projet en fonction des circonstances et des écueils, des faisabilités et de la levée des incertitudes, de choisir entre plusieurs alternatives celle qui correspond le mieux, la plus efficiente au projet par sa seule conviction, c’est vrai, je suis le seul justiciable.

Si c’est être coupable que de mener des Hommes et des Femmes sur le chemin bien inconfortable d’un pari et de les choisir pour ce qu’ils ont envie de donner, pour ce qu’ils savent ajouter, pour ce qu’ils veulent partager, c’est vrai, je suis coupable. Estimer la valeur de leur contribution et de leur motivation en préservant les équilibres et les équités, négocier les projections individuelles sur les tremplins des devenirs en préservant la performance et les futurs collectifs, en se résignant à accepter s’être trompé et, avec humilité, savoir reconsidérer les obligations, les droits, les devoirs et les dus de chacun, y compris des siens. Les pousser à accepter que le neuf est une bonne nouvelle, que la précarité est la meilleure arme pour le maintien, que l’instabilité est source de fécondité, que la désorientation est une richesse, que d’avoir un certain vertige pour demain est une arme redoutable contre la déception, parce que mener c’est installer d’aucun sur la mer des possibles et lui donner envie d’y voyager. Si mener c’est aider à s’adapter, c’est vrai, je suis le seul critiquable.

Si c’est être coupable que de conduire une entreprise sur le chemin de la profitabilité pérenne parce que croire ne pas être assez demeuré pour scier la branche sur laquelle être assis, c’est vrai je suis coupable. A l’image du pilote automobile, le plaisir d’ajuster sa vitesse pour négocier justement l’entrée du virage sur la trajectoire idéale pour en sortir avec le maximum de puissance en préservant l’adhérence est indescriptible. Hé, enchaînez-moi, je suis coupable. A l’image du navigateur, la jouissance de la décision de virer de bord justement pour préserver la remontée aux vents contraires sans perdre le cap et sans se déporter au large est une gourmandise indissociable de la crainte de l’échec sanctionnée par le démâtage, mêlée à la satisfaction de la réussite récompensée, elle, par l’atteinte du but. Alors c’est vrai, je suis le seul punissable.

Si c’est être coupable que d’entraîner des gens dans un projet sans réelle durée ni réellement de fin, c’est vrai je suis coupable. Coupable de croire que l’un est l’autre dépendent de l’intensité du travail fourni, de la lucidité des choix et de la rigueur d’attitude au service de l’énergie que le collectif aligné est capable de donner au bateau en cadence, coupable de le proposer en échange d’un emploi à durée indéterminée de projet et de cet indéfinissable sentiment d’éprouver la possibilité d’agir sur ce qu’il peut advenir de soi et de subsister ou, mieux, de pouvoir se projeter sereinement dans demain pour les volontaires irrésignés : c’est vrai, je suis le seul blâmable.

Si c’est être coupable que de vouloir finalement gagner un peu, voire beaucoup d’argent si le pari réussit et si le travail est bien fait, c’est vrai, je suis coupable. Coupable de ne pas avoir honte de réussir ou de perdre tout en restant lucide parce que rien n’est définitivement acquis dans la nature en regardant ce qu’il advient de la santé, de vouloir recommencer au besoin, d’avoir la patience d‘expliquer à ceux qui veulent entendre qu’il n’est d’aucune animosité ni d’injustice que de vouloir le faire avec intégrité, qu’il n’est nul abus de pouvoir ou d’autocratie qui ne vaille dans la durée, qu’il n’est besoin d’aucune rage ni d’aucun chantage pour négocier, des critères communs y suffisent, et qu’il n’advient de durable pour demain que ce qui se trouve à mi-chemin des attentes de chacun dans un compromis ou ce qui se trouve plébiscité par presque tout le monde, bien au-delà d’une majorité, par légitimité d’usage indiscuté. C’est vrai, je suis le seul damnable.

Alors, je plaide coupable, madame l’Opinion.

– que signifie réellement « la culpabilité », Maître ?
– c’est la volonté délibérée de ne pas appliquer les règles de vie que la société s’est données, Disciple !
– mais alors s’il en est ainsi, pourquoi tant de manquements, Maître ?
– parce que l’erreur est de penser que délibérément peut l’être impunément de bonne foi, Disciple !

Gérard Leidinger

Posté le 10 mars 2020
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