Billets d'Humeur

Les brèves (pas tant que ça !) de la mouette rieuse

prêts à manager un monde liquide ?

J’emprunte à Zygmunt Bauman le qualificatif de « liquide » avec lequel il caractérise la déliquescence irrémédiable de nos certitudes sur lesquelles nous avons marché d’un pied ferme en triomphant ou presque de l’incertitude et de l’inconfort qui nous hantaient depuis nos origines. Il y a tant de ces repères qui se dérobent pour faire trébucher nos pas, qu’il faut avoir l’outrance d’un déni pour s’arcbouter encore, ou la ferveur d’une confiance dans le génie humain pour espérer une découverte salvatrice ou, pire encore, l’indécence de la prétention de pouvoir déjouer le temps et ses fourberies pour nous faire croire au miracle !

L’absurdité et le cynisme

Comme décriée ostensiblement par ailleurs à l’appui de la décroissance, la course aujourd’hui pour faire subsister le système ou pour continuer à fonctionner avec lui en attendant de lui trouver un remplaçant, consiste à réduire le temps au plus court possible entre l’acte d’achat et l’acte de déchet. Et ça marche, pour la bonne et simple raison, que nous croyons à l’importance et à la nécessité non pas de l’usage que l’on en fait, mais de l’image qu’il nous confère ! C’est dire où se situe la bêtise des demeurés que nous sommes devenus et la difficulté de changer de références :
– gâtés par la capacité de satiété ou presque que le système nous a permis,
– abrutis par l’insouciance du donnez-nous notre pain quotidien au point de n’y voir plus que des dus,
– aveuglés par la chasse à courre aux privilèges des nantis que l’on scrute avec envie juste assez proches pour avoir le sentiment de pouvoir y accéder, mais juste assez loin pour nous en empêcher, de peur de devoir partager le gâteau.

C’est vrai que la mécanique de l’offre et de la demande n’est devenue absurde qu’après avoir parfaitement rempli son rôle de système permettant à tout un chacun selon son tempérament d’y trouver ce qu’il en attendait ou au moins d’avoir le sentiment de pouvoir s’y conduire. L’inversion de la courbe où la demande est devenue supérieure à l’offre en 1974, comme le rapport Meadows en identifiant les impacts sur notre environnement, auraient dû nous insuffler assez de courage pour corriger la trajectoire et faire évoluer le système, mais le dieu argent avait sournoisement pris les rênes et n’a pas vu d’un bon œil de devoir couper la branche sur laquelle il s’était impunément assis.

Le management liquide : oser voir plus large

Qu’advient-il donc de manager dans ce contexte d’absurdité et de cynisme ? C’est à ce moment que la métaphore des poissons dans la stratégie du dauphin (D. Lynch et P. Kordis) nous donne une réelle lucarne par où entr’apercevoir un horizon moins sombre :
– Agir comme les carpes, coincées entre l’attitude de déni et celle de la fuite devant le problème mais pour ne pas aller bien loin et ne pas vouloir se voir marcher dedans. Sauf à ne pas nous accepter les pieds dans les déchets, pourtant, nous y sommes !
– Agir comme des requins, piqués à l’appétit insatiable du toujours plus et faire illusion de tirer la charrue pour emmener son monde, mais à son profit exclusif. Tout dévorer jusqu’à se heurter à un autre requin, animé des mêmes intentions et trouver avec lui un con promis, le temps de pouvoir, malgré tout, le manger aussi jusqu’au bout plus tard !
– Agir comme les dauphins, libres de choisir l’attitude adaptée à la situation et tirer leçon des aléas pour rebondir sur les vagues et savoir s’en servir comme tremplin en admettant perdre quand il faut pour l’intérêt de tous et contribuer à la gagne collective le moment venu. Le jour d’après …

On l’aura compris bien vite et sans d’avantage de commentaires que le management adapté au monde déstabilisé sera celui qui se sert de l’attitude du dauphin. Mais même pour les entreprises performantes, ces récentes « anciennes » valeurs ne suffisent plus parce qu’elles doivent intégrer l’incertitude et la …liquidité du monde qui sourd :

1. Mais dans le monde liquide, quand la croissance est un leurre pervers, ce n’est peut-être plus la performance qu’il faut prôner, mais la pérennité. Et l’attitude du dauphin s’impose : comment perdre un peu et rebondir pour ne pas perdre tout à vouloir s’obstiner ? Le diagnostic de la situation du point de vue des quatre obstacles à l’Évolution est indispensable pour établir un schéma directeur « liquide » avec un cap « liquide » : l’inadaptation, l’incompréhension, la démobilisation, l’obsolescence. Toute l’odyssée du progrès qui nous a menée à aujourd’hui s’est déjouée de ces quatre pièges. Rien n’empêche le manager liquide de les intégrer de suite dans ses choix

2. Mais dans le monde liquide, quand l’offre dépasse la demande, ce n’est peut-être plus la production de masse qu’il faille prôner avec comme aiguillon le toujours plus, mais la personnalisation qui n’est pas la promotion artificielle de l’image que l’on peut en tirer mais la valeur d’usage et le juste nécessaire de valeur d’estime que l’on aura définie avec le Client raisonnable. S’il n’est de réponse à aucune valeur ajoutée d’usage nouvelle à l’innovation, l’objet d’achat proposé en est inutile et donc superflus, donc, exposé à une obsolescence rapide contre Nature. Elle, elle n’a pas « conçu » quelque chose qui n’a pas d’utilité sur la planète même dans ce qu’elle a fait de beau et ce que nous ignorons encore ! Concevons nos produits avec cette même obstination d’utilité à la Vie. Rien n’empêche le manager liquide de l’intégrer de suite dans ses choix

3. Mais dans le monde liquide, quand le produit, de surcroît d’être au service éphémère de l’image, ponctionne les ressources non renouvelables de la Terre et en particulier les énergies fossiles perverses, ce n’est peut-être plus la course à de nouveaux gisements ou de nouveaux matériaux basés sur la même logique qu’il faille prôner, mais le génie de la matière première renouvelable avec laquelle la diversité naturelle s’est développée. Concevons et fabriquons nos produits comme le fait la Nature en utilisant la matière renouvelable pour ne pas devoir épuiser ce qui est limité. Rien n’empêche le manager liquide de l’intégrer de suite dans ses choix.

4. Mais dans le monde liquide, quand le produit rejeté vient faire pousser l’Himalaya des déchets, ce n’est peut-être plus l’obsolescence programmée qu’il faille prôner, mais sa capacité à se recycler dans le processus de putréfaction et de recyclage naturel. Et rien qu’avec cette volonté de respect de la Planète, nous nous remettrions dans la course effrénée de la découverte et du génie humain qui nous a déjà tant surpris. Concevons et fabriquons nos produits utiles comme le fait la Nature en intégrant ce qu’il en advient quand ils ont fait leur usage sans laisser de traces préjudiciables et nuisibles ou mieux qu’elles soient réutilisables pour enrichir la Planète. Rien n’empêche le manager liquide de l’intégrer de suite dans ses choix.

Encore une fois, il ne s’agit pas de faire la révolution et brutalement virer de bord. Impossible et suicidaire car le système lui-même n’y résisterait pas. Donc, il s’agit d’un schéma directeur « liquide » qui prend racine dans ces quatre principes qui veulent se faire s’insurger les consciences et particulièrement ceux des dirigeants pour répondre à l’absurdité et infléchir le cynisme suicidaire. Pour cela, il est évident que la prise de conscience de soi précède la prise de conscience collective : l’argent ne « protège » pas du réchauffement climatique ! Mais par leur périmètre de gouvernance et leur bras de leviers, les managers liquides sont les dauphins tout désignés de la parabole des poissons. Ils ont un avantage inestimable sur les autres, c’est qu’ils mènent et donc qu’un bon nombre d’entre ceux qu’ils dirigent, va emboiter leur cap « liquide ». Ce qui signifie que nous pourrions progressivement être bien nombreux et ensemble un peu moins fuyants ou cyniques pour infléchir le système et nous mettre sur les rails d’un remplaçant. Manager pourrait alors y signifier : installer d’aucun sur la mer des possibles imprévisibles et aléatoires et de lui donner envie d’y voyager, à nouveau, dans l’insécurité et l’inconfort.
A suivre, nécessairement.

le disciple

– pourquoi la croissance est-elle un problème de quantité, Maître ?
– parce que tout le monde veut toujours plus, Disciple !
– mais alors, tôt ou tard, il y aura nécessairement engorgement ou pénurie, Maître ?
– sauf à copier la Nature : profitable, renouvelable, recyclable, Disciple !

Gérard Leidinger
Auteur de Clitoyens, prenons en main notre Vivre Bien

Posté le 14 février 2023
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